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Mémoire : Thérapie par le Chant  

Introduction

Mémoire Thérapie par le Chant - Laurence Aïn - 1999

La musique a accompagné tous les moments de ma vie, qu’ils soient heureux, malheureux, angoissés ou sereins, chaque mélodie a fini par représenter des instants sur lesquels la plupart des gens évoquent des dates.

J’aurai pu décider d’en faire ma profession, mais les choses en ont été autrement…

Autodidacte, la musique ne pouvait pas m’être enseignée, elle faisait beaucoup trop partie de mon intimité pour que j’accepte d’envisager un changement dans ma façon de la goûter. Je n’ai pas la prétention de pouvoir dire que je suis musicienne, mais plutôt de dire que je pratique la guitare, le piano, et le chant depuis seize ans.

C’est à travers l’animation que j’ai partagé ce plaisir avec d’autres, découvrant que cela n’altérait en rien les émotions que je continuais à éprouver, et découvrant surtout que je pouvais faire partager ces émotions-là, sans avoir à redouter le barrage de l’incompréhension.

Educatrice Spécialisée, j’exerce depuis huit ans, dans une maison d’enfants à caractère social, auprès d’adolescentes en graves difficultés familiales. La musique ayant été pour moi, jusqu'à il y a cinq ans, un parcours extra-professionnel.
Dans le cadre de ma profession, j’ai pu à différents moments faire intervenir la musique et tout particulièrement le chant, comme médiation à la relation avec des adolescentes que j’accompagnais. 

J’avais déjà eu la chance de pouvoir utiliser la musique comme médiation de la relation, lors d’un stage au centre de Lestrade à Toulouse, avec un jeune garçon, âgé de dix ans, souffrant de cécité et d’autisme. Au travers de la musique, nous avions réussis à établir un contact qui nous avait permis de travailler ensemble sur la notion d’individualité et d’identité.

Lors de mon stage de fin de formation, à la maison d’arrêt de Saint Michel, j’ai pu, là encore, utiliser la musique auprès de toxicomanes. Avec un animateur musical, nous avions monté un groupe de musique composé d’une dizaine de détenus toxicomanes, et j’avais pu clôturer ce stage sur un concert organisé au sein de la prison.

Mais aussi surprenant que cela pourra paraître, ce n’est pas dans le cadre de ma profession, que je fus sollicitée pour mettre en place un atelier de chant, car le monde institutionnel des travailleurs sociaux se révèle parfois frileux dans ce type d’expérience, et toutes mes propositions de création d’atelier lié à la musique ont été mises en attente.

C’est en 1997, que je fus contactée par l’association municipale de la commune où je résidais. Il s’agissait d’une association qui proposait des cours de danses, et qui souhaitait fournir un éventail de choix d’activités plus important.

A titre expérimental, et en formalisant le fait que je n’étais pas professeur de chant, j’acceptais ce défi, et deux groupes se formèrent (un groupe de cinq adolescentes, et un groupe de cinq adultes).

Bien que cet atelier n’eût pour objectif que la pratique du chant, je découvris rapidement que son impact était bien plus étendu, de même je découvris que les participants venaient y chercher tout autre chose. Et la première difficulté que ce constat me posa, fut de repérer, d’analyser et d’harmoniser les débordements que je pouvais ressentir.

J’étais à cette époque, depuis quatre ans, en travail analytique. Et le temps de supervision que je consacrais, jusque-là, sur la réflexion de mon travail professionnel, se déplaça sur ces ateliers de chants. Avec mon superviseur nous percevions que ces ateliers prenaient une dimension (un peu hors cadre je l’avoue) thérapeutique pour les participants. C’est donc dans la gestion de cet atelier, et prenant pleinement conscience de l’aspect « thérapeutique » que pouvait amener la pratique du chant, que je décidais de m’orienter vers une formation de Psychothérapies Médiatisées et Créativité.

Au travers de ce mémoire, je tenterai donc d’expliquer, ces effets thérapeutiques que j’ai pu rencontrer dans la gestion de ces ateliers, l’impact de la musique sur chaque individu, l’émergence des sentiments qu’elle permet d’extérioriser, et surtout comment élaborer ce qu’elle induit.

II. L'art thérapie

1) Historique :

Il est à remarquer que l’utilisation de l’art à des fins thérapeutiques, à l’exclusion peut-être de la musique dès l’antiquité gréco-romaine, est venue secondairement à un intérêt pour le génie et les caractères particuliers des tendances artistiques des aliénés. Ainsi dans son Etude Médico-légale sur la folie en 1872, Ambroise Tardieu signale-t ’il l’importance des dessins et des peintures faites par les fous en ces termes: « Bien que l’attention n’ait été fixée jusqu’ici que sur les écris des aliénés, je ne crains pas de dire que l’on rencontrera souvent aussi un intérêt réel à examiner les dessins et les peintures faits par les fous ».

Simon (1876), dans le sillage de Tardieu, tentera de caractériser des dessins en fonction du type de la maladie mentale, idée qui fit flores et tombe heureusement actuellement en désuétude.

Par la suite dans les publications qui s’échelonnent entre 1900 et 1924, la reconnaissance d’une dimension esthétique des œuvres plastiques des malades mentaux est explicite, du fait de l’influence de Lombroso (1880), dont « L’homme de génie » paraît en édition française en 1889. Ainsi en est-il dans l’essai de Marcel Reja, 1901 « l’Art malade », « Dessin de fou », ou dans les écrits et les dessins dans « Les maladies mentales et nerveuses » en 1905 de Rogues de Fursac. Ces œuvres posent tout de suite le problème « du rapport du regard à la parole », des œuvres à ce que l'on peut en dire.

Dès la première Guerre mondiale, la notion d’un art pathologique est affirmée. En France, Jean Vinchon, en 1924, dans son opuscule « Art et folie », prend position contre les thèses de Lombroso.
 
En Allemagne en 1922 paraît le livre de Hans Prinzhorn « L’expression de la folie », dont la célébrité mondiale tient autant à sa richesse iconographique qu’à l’originalité de son approche consistant à « transposer l’archaïque en originaire » à en faire la valeur suprême à laquelle le malade mental aura accès « sans savoir ce qu’il fait ». Partagé entre l'étude de l'art, l'apprentissage du chant, une carrière psychiatrique, un intérêt pour les indiens Navajos et l'étude du violoncelle, il rassemble une collection d’œuvres de malades d'établissements psychiatriques européens qui se trouve encore à la clinique d'Heidelberg.

En France, malgré l’intérêt porté par le symbolisme à l’art et surtout à la littérature des fous, ce sont les surréalistes, avec Breton et sa diatribe fort connue contre les psychiatres « bornés, geôliers, des Asiles », de « Nadja » (1828), qui contribuent à la renommée de l’art chez les aliénés. Objets de curiosité et de collection, les œuvres ont, par la suite, principalement été considérées comme des documents aidant au diagnostic, avant de s’inscrire clairement dans une action psychothérapeutique. Parallèlement, la psychanalyse appliquée a contribué à développer une psychopathologie de l’art, axée sur des œuvres, telle la « Gradiva » (Freud), « Van gogh » (Jaspers, 1953).

Les liens entre les psychothérapies avec médiations artistiques et l’art contemporain sont également fondamentaux à considérer. Le développement de l’art en thérapie est, en effet semble-t ’il, parallèle à la diffusion à grande échelle de l’art, depuis la fin du XIXe siècle. Diffusion qui se fait soit par les expositions, soit par les différents médias, en particulier audiovisuels.

Actuellement, la vulgarisation de l’art et son utilisation à des fins multiples, en particulier en publicité, imposent de préciser avec rigueur les conditions dans lesquelles il y est fait appel.

Les œuvres des malades ne doivent pas être galvaudées et leur utilisation, en dehors du champ psychothérapique, devrait être réservée à des fins pédagogiques ou esthétiques (livres et expositions) en respectant les règles de la déontologie et de la propriété privée. Malheureusement dans de nombreux pays, les collectionneurs, souvent appartenant au corps médical, et le mercantilisme, se sont emparés des œuvres d’art créées par les patients. Des œuvres sont utilisées de façon assez contingente pour illustrer des publicités médicales par le biais de plaquettes de vulgarisation. Ces œuvres ne sont souvent choisies que pour leurs aspects esthétiques sans rapport aucun avec le thème qu’elles ornent.
 
2) Exposer des œuvres créées dans un cadre thérapeutique ?

En liaison étroite avec ce qui vient d’être évoqué, il faut poser le problème des expositions. Problème complexe mais tout à fait d’actualité.

Les œuvres plastiques sont de plus en plus retenues à des fins artistiques ; des ouvrages d’illustrations et des expositions de plus en plus nombreux leur sont consacrés depuis le début du siècle. A leur utilisation à des fins esthétiques, voire scientifiques, s’adjoint avec une importance croissante leur emploi à des fins commerciales et parfois même à des fins très particulières.

A la suite des travaux de Prinzhorn, des expositions itinérantes des œuvres de malades mentaux circulent en Allemagne, dès les années vingt jusqu’à la prise de pouvoir nazis. Puis certaines œuvres de la collection Prinzhorn illustrèrent l’Art dégénéré, dont un guide fut publié en 1937. En France, en 1926, une galerie privée exposa les œuvres de la collection d’un psychiatre, le Dr Marie. En 1929 une autre galerie présente des « Œuvres d’art Morbide », où figure des « compositions schizophréniques », œuvres de malades mentaux.

Après la guerre, une exposition eut lieu en 1946 au Centre psychiatrique Sainte-Anne. En 1949 c’est l’exposition de la « Compagnie de l’Art Brut » comportant plus de deux cent numéros, qui marque la création du mouvement de l’Art brut par Dubuffet. En fait, la première exposition institutionnelle d’art psychopathologie fut présentée à l’occasion du premier congrès mondial de psychiatrie à Paris en 1950. Elle comportait environ mille cinq cent œuvres picturales ainsi qu’un certain nombre de sculptures et de broderies dues à quelque trois cents malades de dix-sept pays du monde.

Cette exposition, qui reçus plus de dix mille visiteurs en quinze jours, marque la fin de l’art asilaire et annonce la création des premiers ateliers art thérapie en France. Elle marque aussi la création du « Département d’Art Psychopathologie » à Sainte-Anne par R. Volmat, devenu par la suite « le Centre d’Expression Plastique », puis « Centre d’Etude de l’expression ». L’appellation fut modifiée pour rendre compte de la diversité des médiations utilisées.

Depuis lors les expositions consacrées à l’Art Brut ou aux productions artistiques des malades se sont multipliées ; à Paris, dans des galeries ou des musées ; à la « clinique des maladies mentales et de l’encéphale », le « Centre d’étude de l’expression » a réalisé de nombreuses expositions. Pendant une vingtaine d’années, il s’agissait d’expositions thématiques, réservées aux « psychopathologues de l’expression ». Depuis cinq ans il s’agit, d’expositions historiques : « Ouvert au Public ».
 
3) L’art thérapie actuelle :

 L’art thérapie se veut une « psychothérapie avec médiation artistique » et privilégie l’objet en train de s’élaborer en s’appuyant soit sur un fondement théorique psychanalytique soit, sur les vertus propres de la création ou de la créativité.

La description de ses différences ne peut que schématiser compte tenu de la richesse et de la dynamique de nombre d’ateliers. On peut néanmoins décrire, en s’inspirant de Claude Wiart : - une psychothérapie « avec » l’art, d’inspiration psycho-dynamique où s’il est tenu compte de ce qui est représenté, ce sont surtout les associations, les remémorations et les affects suscités par la situation qui sont pris en compte. L’analyse du transfert y est donc fondamentale, transfert que l’on doit considérer de façon particulière puisqu’il concerne non seulement la relation patient/thérapeute mais aussi la relation œuvre/patient/thérapeute.

A cette psychanalyse appliquée on peut opposer : Art thérapie, par l’art, qui s’appuie parfois sur des dimensions cognitives, privilégiant : soit l’œuvre en train de se faire, c’est à dire la dynamique et la structuration de l’espace, considérées comme une expression créative de l’individu ; soit la créativité personnelle.

L’acte créateur est alors considéré comme une opportunité pour le patient de s’autonomiser en tant que producteur d’un objet, ou d’une œuvre qui devient le gage de la reconnaissance de soi par soi-même et par les autres.

Il est possible de distinguer trois modèles de conception et d’utilisation de l’art en psychothérapie :

a.    Une psychothérapie avec médiations artistiques d’inspiration psychanalytique,

b.    Une psychothérapie par médiations artistiques privilégiant l’acte créateur en lui-même,

c.    Une psychothérapie par médiations artistiques fondée sur le cognitivisme.

4) L’art et la thérapie :

Le développement de thérapies à médiations artistique et, de surcroît, la reconnaissance de l’existence de véritables œuvres d’art dans la production d’ateliers psychothérapeutiques ou pédagogiques posent le problème des rapports entre l’art et l’art en thérapie.

L’art en thérapie n’est pas réductible au seul emploi de techniques artistiques, ou à son utilisation par des thérapeutes ayant une formation ou un talent artistique.

Par l’objet artistique créé, la relation thérapeutique s’inscrit, hors du champ strictement transférentiel, dans la société. De surcroît, l’œuvre, par la suite, peut, lorsque sa valeur artistique est grande, poser un réel problème aux thérapeutes. Car seul le patient peut, en principe, décider de sa destinée. Il peut la détruire, la garder, la donner ou la confier à l’institution, à des fins scientifiques ou à des fins esthétiques, telle l’organisation des expositions.

Il apparaît clairement que la création d’un objet, la destinée de cet objet artistique, quels que soient les médiations utilisées et les présupposés théoriques sur lesquels repose l’action psychothérapique, différencient radicalement ces thérapeutiques des autres psychothérapies, assurant sans doute, dans un même mouvement la relation du sujet avec son psychothérapeute et avec le monde. 

Nous distinguerons d’emblée l’art de l’activité artistique. L’art est le résultat d’un acte créateur qui par le biais d’une technique apporte quelque chose de nouveau à un large public dans le cadre de l’esthétique d’une époque donnée. L’activité créatrice est le processus qui apporte une nouveauté à soi- même en partant d’une expérience globale (sensori-motrice et émotionnelle) et aboutissant à un produit virtuel et abstrait (Claude Wiart a parlé très justement de « créatures »). L’activité créatrice est une capacité à figurer l’absence. Les points communs entre l’art et l’activité créatrice sont, d’une part la source de nouveauté et d’étonnement et, d’autre part, la création, qui ne procède pas d’une volonté de dire mais une volonté de faire. Que le besoin de faire soit impérieux, chez l’artiste ou suggéré, chez le patient. Le créateur (l’artiste ou le patient dans un cadre adéquat) met dans son œuvre sa sensibilité, son âme, ses fantasmes, sa folie et ses préoccupations du moment.

De nos jours lorsque l’on utilise la notion d’art thérapie, on doit, nous semble-t-il s’interroger sur le concept même : 

a) Signifie-t-il que l’art, son expression, sa pratique sont en eux-mêmes thérapeutiques ?
b) Ou bien le terme indique-t-il qu’un thérapeute exerce son activité par l’intermédiaire de la racine de l’art, à savoir l’activité créatrice ? 

Dans la première acception, on peut considérer que le processus même de créativité (le pouvoir de création) est thérapeutique et inducteur de changements.

On peut théoriser ce processus en évoquant la sublimation, les pulsions sexuelles, la réparation de la perte de l’objet maternel, l’expérience créative du jeu. D. Anzieu (1981) a particulièrement étudié la transformation élaboratrice de certaines représentations archaïques dans un travail de composition. Mais, ici le sujet est, éventuellement, son propre thérapeute, et n’a guère besoin d’un autre, à moins qu’il ne s’agisse d’un technicien (pédagogue ou artiste) lui apprenant le maniement des instruments ou de la matière. Nous ne parlerons pas dans ce cas d’ateliers d’art thérapie, mais d’ateliers de création ou atelier d’expressions artistiques.

Dans la deuxième acceptation, nous sommes en présence d’une thérapie dans laquelle l’activité créatrice est utilisée comme processus thérapeutique. Ce processus ne peut se concevoir sans la présence d’un thérapeute qui est un technicien formé à la relation duelle et/ou groupale et dont il a fait l’expérience pour son propre compte. Il s’appuie sur des concepts et utilise un ou des supports spécifiques dans l’exercice de son art, dont il a le savoir et l’expérience.

Autrement dit, nous sommes dans un processus relationnel dans lequel sont engagés, comme dans toute thérapie, mais ici dans un « atelier » ou sur une scène, le patient et son thérapeute. C’est cette idée que je développerai de l’art thérapie comme thérapie médiatisée utilisant l’activité créatrice comme moyen et lieu d’échange, de lien, de transfert. Le but de la rencontre duelle ou groupale n’est pas de créer une œuvre esthétique mais d’utiliser ces parallèles langagiers créés ensemble pour poursuivre la thérapie engagée. Comme telle, l’art thérapie devient alors une pratique majeure dans une institution soignante notamment dans les formes les plus lourdes de la pathologie, chez des sujets souffrant d’une incapacité à symboliser, à mentaliser la vie pulsionnelle et imaginaire, à verbaliser la vie affective et émotionnelle.
 
5) Un cadre :

On connaît la dimension de la transitionnalité de D.W. Winnicott.

Ce dernier nous a appris à quel point l’objet transitionnel permet à l’individu de guérir de la coupure qui découle de la découverte de l’altérité de la mère et par analogie lui permettra plus tard des expériences dans l’aire culturelle : jeu, humour, expression artistique. D.W. Winnicott définit ainsi cette aire intermédiaire : « Lieu de repos ou l’individu engagé dans cette tâche interminable qui consiste à maintenir à la fois séparées et reliées à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure ».

L’art thérapie, comme dans la majeure partie des psychothérapies, propose un cadre au patient. Ce cadre est constitué d’un lieu, d’un temps et des règles qui ordonnent ce lieu ainsi que la relation. La spécificité de l’art thérapie est constituée par le support, le matériel, les objets et la manière de les utiliser. En fait le travail psychique va se faire dans un atelier. Il se met en place un champ d’expérimentation et de découverte qui prend des dimensions concrètes. Le thérapeute met en scène, orchestre, facilite en fonction de sa propre sensibilité, de sa capacité à créer, de son histoire personnelle et de ces présupposés théoriques. Il propose le demi container qu’il a créé comme appelant ou « starter » de la relation thérapeutique. Le sujet, éventuellement, le reste, et « avec » le thérapeute crée une forme plastique, musicale, gestuelle, dramatique, littéraire, poétique .... Ces expressions inscrivent le sujet dans un monde d’échanges où il s’engage avec ses émotions, sa sensorialité, son intimité, ses idées, rassemblés là dans ses « productions » intermédiaires créées. Donc, pour notre part lorsque nous employons le terme d’art thérapie c’est pour signifier une pratique avec des médiateurs, qui par la façon dont ils sont utilisés produisent de l’activité créatrice. Cette activité créatrice est le support du changement. 

Mais rappelons brièvement les trois dimensions essentielles que D. W. Winnicott avait repéré concernant les fonctions de l’environnement du bébé et essayons de noter les similitudes avec notre pratique : 

- le partage, le soutien (holding) que permet le cadre proposé,

- le traitement, les soins (handling) qu’autorise ce qui est mis à l’intérieur du cadre, à commencer par le groupe de patients,

- l’objet-presenting, c’est à dire la présentation du ou des objets avec lesquels les patients vont travailler.

6) L’aspect thérapeutique :

Ces analogies sont des modèles pour penser la relation thérapeutique. Dans la pratique nous avons constaté que l’émergence de productions (personnelles ou d’un autre) pouvaient engendrer des effets de crises propices au changement.

Cela peut être rendu possible par :

·   La surprise qu’introduisent les médiateurs et celui qui les propose,
·   La décentration provoquée par ce tiers dans la rencontre duelle ou groupale,
·   L’émergence de résonances, d’amplification ou de dissonances dans le jeu des interactions complexes avec l’autre ou les autres via le médiateur et l’activité créatrice,
·   La mobilisation d’un niveau métaphorique qui renvoie aux émotions, aux affects et d’avantage aux processus primaires qu’aux élaborations secondaires.

Ainsi c’est le double effet d’un phénomène de « crise » se déroulant à l’abri d’une enveloppe contenante créée par le cadre (et la pensée créative du thérapeute) qui permet le plein déroulement du processus thérapeutique. En même temps l’utilisation du groupe facilite la mise en place de ces éléments. 

a) Le groupe et les rapports entre l’intra psychique et l’interpersonnel : 

Le groupe est susceptible de mieux assurer cette fonction d’enveloppe, de contenant, de pare-excitation, de « peau » que la relation duelle dont D. Anzieu (1985) dit qu’elle sert à la fois à retenir, à protéger, à discriminer et à permettre les échanges.

L’œuvre groupale permet la figurabilité, la mise en scène, l’introduction de différence (le groupe/l’individu, homme/femme, cycle de vie,) et de limites (moi/non moi). Évidemment les notions d’appareil psychique groupal développés par R. Kaes (1976) ainsi que les travaux de D. Anzieu (1984) débouchant sur ce que ce dernier appelle un « soi de groupe » sont ici essentielles à considérer. Mais plus encore, que ces notions bien connues depuis les développements de la psychanalyse de groupe, il est intéressant de se pencher sur les va et vient entre l’individu et le groupe. Précisément, l’œuvre créée à plusieurs se situe bien à l’interaction de l’intra psychique et de l’interpersonnel.

Les concepts de projection et d’identification projective issus de la psychanalyse permettent d’éclairer les différentes formes d’attachement pathologiques perceptibles dans le travail de co-construction et de cocréation du groupe :

·   Le clivage, où le lien repose sur l’opposition,
·   La symbiose, où le lien est proche du cramponnement, de l’agrippement,
·   L’identification adhésive où le lien est une relation de collage. 

L’intra psychique et l’interpersonnel sont liés dans un même processus. Le point de travail se situera au point d’échange des deux fonctionnements. Là où se trouve la confusion psychotique. 

b) A qui s’adresse l’art thérapie ?

L’Art thérapie aide les personnes présentant des troubles divers d’origine nerveuse ou psychologique. Pour ceux n’ayant pas accès à la parole, cela peut être le seul moyen d’expression. C’est un complément judicieux à une psychanalyse.

L’Art thérapie est un accompagnement efficace dans les périodes difficiles de la vie : deuil, divorce, chômage, maladie, accident. C’est un soutien au moment d’un nouveau choix de vie, d’une réorientation professionnelle ou personnelle, après une dépression.

C’est une aide pour les enfants présentant des troubles du comportement passagers ou durables, ou en échec scolaire. Pour le psychotique, l’Art thérapie permet de canaliser l’activité mentale, de structurer l’espace intérieur, de donner du sens aux sensations et aux émotions. Pour l’handicapé, son statut n’est plus primordial car l’accent est mis sur l’authenticité, le rayonnement de l’objet réalisé.

Enfin, c’est, par définition, le mode thérapeutique de ceux qui ont besoin de renouer avec la joie de s’exprimer, de partager, d’oser. La maîtrise d’une technique artistique n’est pas nécessaire pour participer à un atelier d’Art thérapie.

III. La musicothérapie

1) Historique de la musicothérapie :

La plupart des traditions de tous les continents le disent : « Au commencement était le ... son, le souffle, le Verbe, ... ». Si la science parle d’un « big-bang » pour décrire la création de l’univers, ce n’est pas un hasard.

D’après les Egyptiens, le dieu Thot avait créé le monde en poussant un grand cri. Dans l’ancien testament, Jéricho est détruit par le bruit des trompettes. Dès la plus haute antiquité, le son est donc décrit comme créateur ou destructeur.

Au départ des idées de Pythagore, Platon avait créé un véritable système philosophique centré sur l’harmonie. Il reposait sur un équilibre de proportions simples emprunté à la musique. Comme l’Harmonie dans le macrocosme et le microcosme repose sur les lois du nombre, la musique était intégrée aux mathématiques.

Chez les Grecs, il existait déjà des « musicothérapeutes » qui influençaient l’humeur et les humeurs en utilisant divers instruments, rythmes et sons. « Selon le mal, ils choisissaient l’aulos au jeu extatique et émouvant ou celui doux et harmonieux de la lyre ».

Au IVème siècle, Saint-Augustin dans « De Musica » émet des idées fondamentales dont celle selon laquelle la musique reste un bruit insignifiant jusqu’à ce que l’esprit soit touché.

Confucius montre que les philosophes chinois pensaient à peu près la même chose : « Jouis de la musique, c’est la formation de l’harmonie intérieure ». Les contes et légendes d’Orient fourmillent d’évocations mettant en valeur les influences conscientes et inconscientes de la musique. Rappelons que les Lamas tibétains continuent de pratiquer les techniques ancestrales issues d’influences venues de l’Inde. Dans la musique africaine traditionnelle, le rythme sonore et la musique sont utilisés pour la fête mais aussi pour générer des états de conscience modifiés.

C’est depuis la première guerre mondiale que le courant scientifique a posé un regard nouveau sur les effets de la musique. Ces recherches ont surtout été l’œuvre d’auteurs anglo-saxons comme Schoen et Gatewood (1927), Hevner (1936), Carpuco (1952) et Cattell (1953). Parallèlement à ce courant des chercheurs, et parmi eux plusieurs auteurs français, se sont penchés plus précisément sur le problème des significations musicales et certains ont même tenté d’élaborer un système théorique. Citons des chercheurs comme Frances, Imberty, Jost, Pratt, Simon et Werbick.

Des pionniers dans le domaine de la musicothérapie ont réussi à prouver statistiquement la fidélité et la validité de la modification de l’état affectif des individus qui écoutaient une œuvre musicale.

La musicothérapie a pris son envol aux alentours des années 50 sous l’impulsion de J. Jost et a défini progressivement sa place. Utilisée, sous forme vocale et surtout rythmique, depuis des millénaires, des études sur l’action de la musique avaient été réalisées au XIXè siècle, mais les difficultés techniques d’audition, rendaient son utilisation ponctuelle.

Beethoven, sourd, composait des œuvres sans les entendre ensuite. Sa musique était donc intérieure, reflet du retentissement cérébral de son affectivité, de son senti, de son âme.

On sait depuis longtemps que les sons exercent une influence marquante sur l’état d’esprit. La musique peut stimuler, agacer, importuner, calmer, ravir... Mais le simple fait d’écouter de la musique n’est pas, en soi, de la musicothérapie.
 
a) Un système immunitaire renforcé ?

Depuis des millénaires et partout dans le monde, la musique et le chant ont fait partie intégrante des traditions sacrées et des rituels de guérison. La musicothérapie moderne, elle, émane, assez curieusement, de la pédagogie. Le compositeur Carl Orff (1895-1982) prônait une éducation musicale combinant intimement la danse, le jeu rythmique et l’expression orale. C’est sur cette base que l’épouse d’Orff, Gertrud Willert, continua de développer la musicothérapie.

Plus tard, on se mit à utiliser la musique en psychiatrie, puis de plus en plus en médecine générale. L’Hôpital de zone de Brigue-Glis, en Haut-Valais, a été pionnier dans ce domaine : son médecin-chef, Josef Escher, a instauré un projet quadriennal de musicothérapie en faveur des patients se relevant d’un infarctus du myocarde. Au terme de l’expérience, le Dr Escher conclut que « l’écoute d’une musique judicieusement choisie aide le patient à mieux gérer sa maladie et devrait donc contribuer à renforcer son système immunitaire ».
 
b) De nouveaux domaines d’application :

Hormis les domaines d’application traditionnels (handicaps divers, troubles du comportement chez l’enfant), la musicothérapie a trouvé de nouvelles fonctions au cours de ces dernières années. Ainsi, selon Volker Bolay, professeur à Heidelberg, on a enregistré des succès étonnants en matière de traitement des maux d’estomac, mais aussi chez les maniaco-dépressifs. Dans les pays à fort taux d’immigration comme le Canada où certaines personnes, l’âge venant, tendent à oublier leurs quelques notions d’anglais, on utilise depuis longtemps la musicothérapie dans les homes pour personnes âgées. « La musique nous permet de les atteindre tous, d’où qu’ils proviennent », affirme la musicothérapeute Susan Summers.

Les ennuis physiques proviennent fréquemment de facteurs psychiques, et certaines affections cutanées en sont un exemple flagrant. Il s’agit là, bien souvent, de gens soucieux de tout faire « propre, en ordre » et qui peinent à s’extérioriser, explique Gerlin Rödig, musicothérapeute à la Clinique de dermatologie et d’allergologie de Davos. On fait, donc, tout pour mettre les patients en situation de trouver leur propre rythme ; parfois c’est par l’écoute passive (être réceptif, laisser la musique agir), parfois c’est par la thérapie active (au moyen de la musique, du rythme, des sons, exprimer des sentiments « indicibles » comme la colère ou la tristesse).

Un médecin allemand, le Dr Ralph Spingte, signale qu’il serait faux de croire que la musique n’influence que le psychisme. Selon lui, on observe de nombreux signaux purement physiques, à tel point que l’utilisation de la musicothérapie consécutivement à des interventions chirurgicales permettrait de diviser par deux la consommation de sédatifs et d’analgésiques.
 
2) La musicothérapie n’est pas une forme de psychothérapie :

La musicothérapie n’est pas une forme de psychothérapie, mais un des moyens de cette dernière. C’est une forme complexe de relation thérapeutique ou interviennent plusieurs techniques. Toute psychothérapie vise essentiellement trois buts :

Se connaître et se comprendre ; connaître et comprendre l’autre ; s’accepter soi-même et accepter autrui. Accepter la réalité humaine, biologique et universelle.

Éveiller ou réveiller des énergies positives, les sentiments constructifs, l’imagination et l’intelligence créatrice.

Réorganisation de la personnalité : réorganisation des désirs, des objectifs poursuivis, des moyens utilisés.

Rectification des attitudes d’insécurité, de défense devant l’atroce, l’intolérable, l’inacceptable, l’inadmissible.

Rectification du sentiment d’insatisfaction par modification des attitudes de conquête et de séduction.

Cette réorganisation s’effectue dans les trois champs de la vie : intérieure (sérénité et paix intérieure), de relation (domaine de la vie sociale avec les échanges inter humains), intime (champ où les pulsions sexuelles viennent se combiner aux mouvements de la vie affective et aux réactions émotionnelles).

La musicothérapie, c’est l’utilisation de la musique dans un but thérapeutique. Mais cette thérapie n’est pas nouvelle. Déjà des peuples anciens entrevoyaient les pouvoirs quasi magiques des effets sonores et musicaux sur les hommes. De nos jours, la musicothérapie fait l’objet de travaux scientifiques sérieux qui lui ont permis de prendre place dans de nombreux Centres Hospitaliers comme thérapeutique complémentaire ou à part entière.

On distingue deux modes d’approches :

a) La musicothérapie réceptive où le sujet écoute un programme sonore établi après un entretien psychologique et un test de réceptivité musicale. Le programme sonore est établi en fonction de l’âge, de la culture musicale et des problèmes psychologiques du patient. Par des techniques de relaxation sous induction musicale, on parvient à améliorer les états d’angoisse, d’anxiété, de nervosité, d’insomnie ainsi qu’à traiter diverses maladies psychosomatiques.

b) La musicothérapie active est davantage axée sur des productions sonores ou sur le travail de la voix pour faciliter la communication avec des adultes ou des enfants en grande difficulté (psychotiques, autistiques, par exemple). Le sujet s’exprime par le biais de la musique et du son.

a) La musicothérapie et ses effets :

La musicothérapie permet d’acquérir une meilleure connaissance de son corps et facilite la relation avec les autres.

La musicothérapie constitue ainsi un moyen d’expression et de communication lorsque tous les autres ne suffisent plus ou sont impossibles ... Elle peut alors représenter une nouvelle approche et favoriser le développement sensoriel, jouer le rôle de soupape émotionnelle, constituer une stimulation mentale et un moyen de socialisation.

Les techniques psychomusicales, sont les utilisations du son, de la musique, dans un but qui n’est pas l’étude de la musique exclusivement ou l’apprentissage d’un instrument, mais plus généralement un moyen d’aider une personne en difficulté, à un moment précis.

Font partie des techniques psychomusicales :

Les méthodes de détente et de relaxation sous induction musicale, l’analgésie par le son, la musique (en chirurgie dentaire, en obstétrique, ...), l’utilisation de la musique pour des rééducations en kinésithérapie, psychomotricité, orthophonie, etc.
 
b) Les retombées cognitives :

Mais peut-être faut-il articuler aux nécessités de l’épanouissement et de l’équilibre affectif, celles du développement proprement cognitif, ce dernier étant à la fois une projection et un soutien du premier. Or la musique est à l’évidence, de toutes les activités, l’une des plus riches en « retombées cognitives » avec les symbolisations et les fractionnements des durées sur des longueurs ou des hauteurs sur des repères, avec la structuration des mélodies en séquences normées sur la distribution et le défilement des mesures, etc., c’est-à-dire que la thérapie musicale peut aussi avoir comme corollaire l’exploitation des lois implicites de la parole dans des activités technologiques, arithmétiques, géométriques... Bref, de tout ce que la musique prépare au plus profond de l’intelligence et qui risque de rester endormi s’il n’est pas relayé par des éducateurs ou des enseignants autres que les animateurs ou thérapeutes spécialisés.

L’éducation cognitive des personnes en difficulté (et des autres) a tout à y gagner. Et la thérapie aussi, tant il est vrai que les progrès dans la restructuration de l’appareil psychique trouvent de puissantes résonances dans l’élaboration et la maîtrise des instruments intellectuels.

IV. Le chant

1) Chanter : Pourquoi ?

Nul ne quitte l’adolescence avec sa personnalité ni sa voix véritable. L’instrument a subi des dommages tant émotifs qu’affectifs. La voix est à la fois symptôme et instrument d’évolution intérieure grâce aux rapports privilégiés qu’elle entretient avec notre personnalité et notre moi profond. Pour retrouver l’authenticité tant au niveau de la communication que dans la personnalité toute une démarche initiatique et personnelle est nécessaire.

Chanter, c’est une action qui nous offre le plaisir d’être avec les autres, de respirer, d’articuler et de mémoriser. C’est le plaisir d’être reconnu dans un groupe, c’est être par et avec les autres et donc de retrouver son identité, utiliser son instrument musical corporel pour montrer son existence et s’intégrer dans une communauté de relations, ce qui est valorisant.

Chanter demande de bien respirer donc de contrôler le travail des muscles respiratoires, ce qui augmente l’ampliation thoracique et facilite l’expectoration des bouchons muqueux. Respirer, c’est aussi mobiliser son diaphragme ce qui produit un brassage abdominal favorable pour le transit intestinal. De plus, la modification de la quantité « d’air courant » inspiré durant le chant améliore l’oxygénation du sang, donc du cerveau.

Chanter, c’est articuler, moduler sa voix, mettre en jeu des automatismes (le cortex, les oreilles, le larynx) et les muscles du visage qui en même temps créent le sourire, témoin du plaisir de chanter.

Chanter fait travailler la mémoire auditive, celle de fixation (apprentissage d’un chant nouveau), celle d’évocation du temps vécu (avec sa charge émotionnelle).

Le chant met en relief les voyelles alors que la parole s’appuie sur les consonnes. C’est de la musique qui est en soi et qui ne demande qu’à en sortir. Chanter donne de l’assurance à la façon de parler.

L’ensemble de ces effets favorables retentit globalement sur la santé.

La voix est le monde sonore le plus nuancé et le plus riche, pénétrant le sujet et l’imprégnant d’une correspondance entre vie rythmique et vie physiologique, vie mélodique et vie affective, vie harmonique et vie mentale. La voix est la présentation du « moi », sans vernis culturel ; elle personnalise.

Le chant permet de rendre plus fluides des canaux de communication, ce qui conduit à un allégement de la souffrance, à une meilleure possibilité de repos, à une stimulation de l’instinct de vie.

L’instrument du chanteur, c’est son corps, ce qui fait toute la difficulté et en même temps tout l’intérêt du chant. Apprendre à chanter c’est d’abord et avant tout réapprendre à respirer. Il est capital de développer une conscience corporelle qui permet de prendre conscience des tensions qui affectent la voix.
 
2) Le souffle :

La voix, le souffle et le son sont à la source de tout être humain. Le souffle et le son sont deux énergies complémentaires mais différentes qui se dissocient avec le temps. Pour obtenir l’action maîtrisée, ces deux énergies doivent se marier dans le centre situé à hauteur de l’estomac que les Japonais nomment le « hara ».

« Si le souffle est d’un caractère méditatif et oriental, le son est symbole de l’action. Il est d’une nature plus occidentale et génère les tensions. Le travail va consister à lever ces tensions l’une après l’autre. Au lieu de traduire le texte biblique par « Au commencement était le Verbe », il aurait été plus juste de dire « Au commencement était la Vibration ». Il existe d’abord la vibration de base et le travail de la voix consiste justement à se ré accorder sur elle. Il faut ramener le chanteur à ce que Durkheim appelle l’être essentiel, moi je dirais « un bébé qui aurait bien évolué ». Selon une autre métaphore, il faut rebâtir l’homme selon certaines lois et principes, le ramener à une verticalité vraie. Ce travail est tout autant physiologique que psychologique et spirituel. Pour donner une autre image, il faut revenir à une croix latine bien ancrée dans le sol. Ce travail est essentiel mais toujours différent car il n’y a jamais deux êtres qui se ressemblent. L’expérience acquise ne sert jamais à personne. Il importe cependant que sous mon impulsion, l’individu mette le processus en route et poursuive son travail seul. Car s’il n’agit pas lui-même cela n’aboutira à rien. Mon but n’est pas de rendre dépendant du professeur car une vraie remise en question ne peut s’accomplir que librement et individuellement. Il faut donc que le professeur respecte la liberté de l’élève. »

Le système éducatif bâtit l’homme à l’envers. C’est un phénomène social et un héritage énergétique. L’enfant qui naît quitte un milieu aqueux où il percevait tout le fonctionnement vital de sa mère. Avant même que ne soit coupé le cordon ombilical, l’enfant se purifie par l’air. Il libère son premier cri qui correspond véritablement à son amplitude respiratoire. Mais très vite, avec les premiers mois, sa respiration profonde va être perturbée et sa « boule de souffle » va dériver du ventre vers le cou, l’apprentissage de la station debout et de la marche vont placer le centre de gravité et énergétique au niveau des épaules.

C’est au travers d’un travail sur le souffle et la respiration (ce que nous étudierons plus loin dans le chapitre sur la technique du chant), que le chanteur pourra dépasser une espèce d’apnée et retrouvera les sensations corporelles perdues. L’intellect aura alors repris sa véritable fonction. La suite du travail va s’accomplir dans le quotidien, dans un art de se reconstruire ; l’« inspir - expir » va progressivement sortir de l’ombre et l’individu va retrouver un souffle méditatif - actif.

Au fur et à mesure, l’apprenti chanteur n’entendra plus de la même manière, les relations entre son oreille gauche et son oreille droite se modifieront. Le corps s’éveillera en même temps que la voix se révèlera.

« Comment dire l’équation vitale entre chanter et être ? Comment dire que pour moi, apprendre à chanter et apprendre à être, sont la même chose ? Où mieux, ailleurs que dans le chant, peut-on composer avec les paradoxes du « être en soi » tout en étant l’autre ? Du donner et du recevoir ? Du « être infiniment » dans l’instant présent en participant à l’éternité ? Chant, lieu de l’échange vital, rythmé de l’inspir et de l’expir, souffle de la vie. » 

3) La technique du chant :

Le Chant c’est l’expression vocale et cérébrale mettant en œuvre :

·   L’appareil respiratoire ; inspiration et expiration contrôlées par le diaphragme
·   Les résonateurs de la tête, du masque.
·   Le cerveau, générateur des sentiments humains (amour, joie, peine etc..).

L’expression vocale est donc très complexe et difficile à contrôler par le chanteur car tout se passe à l’intérieur du corps. Tout cet ensemble doit fonctionner de manière adéquate pour arriver à l’émission des sons compatibles avec les lois des ondes sonores, tout en exprimant des sentiments très divers, afin de donner à l’auditeur une impression vraie du sentiment exprimé, ce qui l’amènera à l’éprouver lui-même en profondeur. La pratique du chant doit donc conduire à une bonne émission du son dans les trois registres : graves, médium, aigu.

Pour former un son, le chanteur doit se tenir droit, bien campé sur ses jambes, tête à l’horizontale. Il doit respirer par la bouche uniquement afin d’avaler de l’air le plus rapidement possible, cet air doit être inspiré puissamment vers la voûte du palais, le visage doit esquisser et conserver un rictus permanent, les narines étant dilatées.

Le diaphragme doit être soulevé en inspirant et maintenu afin de coincer l’air en haut du palais à hauteur des yeux, le masque du rictus étant conservé.

Le son doit être attaqué à la hauteur de la base des yeux en imposant ce moule à la colonne d’air, tout en maintenant le diaphragme puissamment, surtout dans les sons aigus ; le chanteur doit éprouver la sensation que le souffle ne sort pas par la bouche mais sous les yeux.

Le son, malgré les différentes notes, voyelles ou consonnes, doit rester vibrant, en relation permanente avec les harmoniques de tête, à la même place, sans jamais descendre ou monter ; seule varie la pression de la colonne d’air suivant la tessiture. Cela demande un entraînement journalier pour faire de cette technique un automatisme.

Tous ces paramètres sont évidemment plus ou moins accentués selon que l’on doit attaquer un son dans le grave, le médium ou l’aigu. Ces exercices (qui font autant appel au contrôle de certains organes qu’à une mentalisation psychique), doivent être exécutés sans grimacer, sans bouger la tête ou le cou et bien sûr sans forcer avec la gorge ni pousser le son.

Tout cela demande beaucoup de travail. Cette bonne technique étant bien maîtrisée, les années n’altèrent pas la voix, au contraire. Seule la maladie peut porter un mauvais coup à la voix.

Gérer une carrière lorsqu’on est chanteur, c’est avant tout respecter sa pointure, accepter son registre vocal et surtout ne pas en sortir. Au-delà de ces limites, il y a danger.

Chaque chanteur a une voix spécifique dont il doit bien prendre conscience, car une voix bousculée et forcée se détruit.

Nous en revenons encore à la bonne technique vocale : si le chanteur ne la possède pas, il ne peut pas faire autrement que de chanter très fort !

La voix d’un bon chanteur a une étendue de deux octaves. Celle d’un très bon chanteur est de deux octaves et un demi-ton et l’on rencontre parfois des voix exceptionnelles qui couvrent deux octaves et un ton et demi, jamais plus.

Chanter c’est être en prise directe avec les sentiments et cela, jamais un instrument n’y parviendra aussi bien !

C’est une des raisons qui m’ont poussée à vouloir travailler le chant, en priorité, plutôt que des instruments de musique.

V. Mon atelier chant

Mon atelier de chant a pris naissance en 1997, dans un contexte tout à fait particulier.

En effet, une association artistique, connaissant ma pratique musicale, m’a sollicitée à cette époque pour donner des cours de chant. Mes compétences n’étant pas du tout orientées vers l’enseignement musical (j’étais éducatrice spécialisée dans une maison d’enfants à caractère social), je proposais de répondre à cette offre dans la mise en place d’un atelier de chant, où l’objectif ne serait pas l’apprentissage du chant, mais plutôt la pratique. J’ignorais encore totalement de quelle façon je pouvais aménager cette différence que je trouvais importante.

Le premier groupe se composa rapidement de cinq adolescentes, qui n’exprimaient au départ que leur envie de chanter. Après quelques séances, je découvrais que chacune d’elle venait y chercher tout autre chose.

Il est important de signaler que chacune d’elle connaissait ma profession d’éducatrice spécialisée et savaient aussi que mon champ d’intervention se faisait auprès d’adolescentes de leur âge.

En l’espace d’un mois et demi, je prenais conscience que leur implication dans l’atelier était tout autre que ludique. J’avais dans l’atelier deux adolescentes qui vivaient de graves difficultés familiales, deux autres qui étaient en échec scolaire, et une dernière qui se révélait quasiment mutique. Ce constat m’amena à me poser deux questions : mon statut professionnel avait-il été le déclencheur de cet état de fait, ou bien la pratique du chant conviait elle fréquemment à ce genre de constat ?

Six mois plus tard, un groupe de cinq adultes se formait pour répondre à cette question. Trois de ces adultes vivaient un moment de dépression, l’une d’entre elles avait des difficultés d’expression et souffrait d’une inhibition qu’elle qualifiait de « maladive », et la dernière passait son temps à réconforter tout ce monde.

Au fil des séances de cet atelier, je percevais les évolutions des participantes et surtout leur implication. Mais avant d’entrer dans ce débat, j’expliquerai, en avant lieu, les modalités de cet atelier, qui ont évoluées avec le temps, et les difficultés que j’ai pu rencontrer.
 
1) Le cadre de mon atelier de chant :

D'une durée de deux heures :
Un premier quart d'heure consiste à se mettre en place dans l'atelier verbalement et physiquement.
Cette mise en place donne lieu à des exercices physiques liés à la décontraction nécessaire pour être en condition de chanter.

Ce qui est demandé d’emblée, c’est la rupture par rapport à la vie quotidienne. Il s’agit de se débarrasser le plus vite possible des tracas, nervosités, impératifs, obligations, c’est-à-dire du temps de l’horloge, temps social, temps de l’emploi du temps, temps de la contrainte, de la conformité, de la discipline, afin de retrouver le temps intérieur, le tempo de la vie privée, de l’être, du jeu, de l’enfance.

Tous les professeurs de chant parlent de l’imaginaire du chanteur. Sans doute faut-il entendre par là l’état de libre association, de détente psychologique et mentale, celui des rêveries éveillées reliées à cette zone du préconscient dont Freud parle dans la première topique. Le chanteur, à la différence du rêveur, ne peut accéder aux contenus psychologiques inconscients, mais reste relié à des souvenirs non actualisés qu’il évoque dès lors que la musique l’y invite.

J’ai pu évaluer que durant ce temps de préparation, l’expression verbale était étonnamment riche et, si dans mes premiers ateliers ce temps était rapidement abordé pour passer directement au chant, c’est en constatant une meilleure qualité de travail du groupe, que j’ai aménagé cette sorte de rituel d’un quart d’heure, que les chanteuses appellent d’elles-mêmes, « la mise en voix », ou « en voie ».

Puis durant la demi-heure qui suit, je propose un répertoire de chansons à chanter en groupe (différentes à chaque atelier, à moins qu’une demande ne soit formulée de chanter une œuvre déjà chantée), sans travail précis sur la voix.

La demi-heure suivante est consacrée à un travail d'une à trois chansons maximums en groupe (que je choisie en fonction des difficultés vocales à travailler, bien qu’il me soit arrivé de choisir une chanson en fonction du thème qu’elle abordait), où les voix et le travail sur une harmonie des groupes de voix en seront les objectifs.

La demi-heure suivante, chaque participante choisit une œuvre musicale et la chante individuellement.

Ce moment peut être facultatif dans un premier temps, pour ménager les inhibitions de chacun, mais doit rapidement devenir systématique.

La participante a l’occasion non seulement de progresser pour elle-même mais aussi face aux autres et donc pour une expression sociale harmonieuse. Contrairement à une séance individuelle chaque participante ne dispose que peu de temps et doit donner le meilleur d’elle- même en un minimum de temps. Heureusement, le groupe entier soutient, encourage et guide la chanteuse. Si parfois il la pousse dans ses retranchements, il la protège également. Après quelques jours, des progrès considérables s’accomplissent. J’ai pu constater que les acquis subsistent et se poursuivent tant au niveau de la maturation de la voix que de la personnalité.

Le dernier quart d'heure, est l'analyse des émotions et du ressenti de chacun, rituel qui m’a été rendu indispensable, au vu des difficultés que j’ai pu rencontrer dans le respect des horaires (les participants prolongeant l’atelier parfois d’un quart d’heure pour discuter avant de se séparer).

En effet, j’ai pu constater que les participantes pouvaient se sentir frustrées d’une rupture totale entre le moment de chanter et le moment de se quitter, un lien verbal entre ces deux instants c’est révélé indispensable, comme pour revenir à la réalité, elles avaient besoin d’un « sas de décompression ».

Cet atelier a lieu une fois par semaine, hors vacances scolaires, sur un jour, et à horaire fixe. Il est proposé, de façon facultative, aux chanteuses de participer à un spectacle de fin d’année, dans lequel elles peuvent préparer une prestation individuelle ou groupale (et jusqu’à présent chaque participante, bien qu’assez hésitante, de prime abord, sur l’idée de se produire en public, a toujours souhaité clôturer sa participation à l’atelier par cette manifestation.)
 
2) Des constats sur des objectifs inattendus :

Les modalités d’application de la musique sont un domaine où tout le monde à un trousseau de clés sans savoir quelle est la bonne. Certes il y a des serruriers compétents mais aucun n’a la maîtrise de toutes les serrures.

Il est primordial d’encourager d’abord la spontanéité, la libre proposition, l’improvisation, la prospection dégagée de toute entrave, pour dans un deuxième temps, essayer de structurer les acquis, d’organiser l’utilisation, tout en étant perméable à de nouvelles acquisitions.

L’apprentissage du chant se fait par imprégnation sensorielle tout en permettant à chacun de développer une conscience musicale : faire et aimer faire ; comprendre ce que l’on fait ; comprendre ce que l’on souhaite faire ; puis faire ce que l’on veut, c’est-à-dire improviser. Mais créativité et apprentissage étant interdépendants, chacun est amené à acquérir un fond de connaissances essentielles au développement de son expérience et de son expression artistique. Chacun reconnu dans son individualité, ses possibilités, ses besoins, est conforté et aidé dans son évolution et ses progrès.

C’est à travers les échanges de fin d’atelier, principalement, que j’ai pu évaluer l’aspect thérapeutique du chant. Les participantes exprimaient un mieux-être physique et mental, un sentiment de régénérescence, « on se sent libérée, et prête à repartir affronter le reste… dans une nouvelle peau…heureuse et détendue…»

Apprendre à chanter, c’est entrer à la découverte de ses ressources et ses limites, de ses rêves comme du réel franc. Apprendre à chanter, c’est mettre à l’unisson toutes les parties de son être. C’est apprendre à devenir pleinement soi, en relation.

Que demande-t-on aux thérapies si ce n’est de permettre à chaque personne de rejoindre son individualité et de lui redonner sa pleine expansion ? Que la personne soit elle-même et vive toute la gamme de ses émotions, qu’elle aborde la tache de vivre de façon tonique et créative en utilisant ses ressources selon le caractère qui lui est unique ? On vient en thérapie pour soigner l’endolori, pour y voir comme en un tableau les enseignements de sa propre histoire, pour puiser force et sens en vue du parcours à venir.

Dans le souci de me positionner à la portée des attentes des participantes, je leur avais fait remplir, en début d’année, une fiche d’inscription dans laquelle en dernière position je leur demandais de définir leurs attentes. Puis en fin d’année, nous avons organisé un bilan, lors duquel des comparaisons entre leurs attentes initiales et leurs objectifs atteints étaient totalement divergents.

Les attentes de la majorité étaient de progresser dans leurs prestations vocales, une seule personne s’était distinguée en émettant le souhait de pouvoir arriver à chanter en public.

Leur bilan, fut des plus inattendu : aucune ne cherchait à évaluer ses progrès, chacune expliquait ce que cela lui avait apporté à un niveau tout à fait personnel, voire confidentiel. Deux des chanteuses ont pu exprimer que le chant leur avait permis de se soustraire momentanément à une dépression relative au décès d’une personne de leur famille. Que le fait de chanter certaines chansons, parfois chargées de souvenirs et d’émotions difficiles à gérer pour elles, leur avait permis de vivre leur tristesse qu’elles ne se laissaient pas aller à exprimer dans leur vie quotidienne.

 a) Des similitudes avec un travail analytique :

Dans le chant, comme dans la psychanalyse, il s’agit de s’arracher au temps pathologique de l’angoisse, de la dépression ou du morcellement, ainsi, la répétition doit y être élan et devenir. La répétition est au cœur de la musique mais elle n’y est jamais redite : elle est mémoire.

« Le souvenir est intégré à la progression de l’œuvre ; il n’est pas refixé dans l’immobilité ou la régression compulsive ; il est reconquête du passé vers l’avenir ; le thème qui revient et qu’on attendait nous procure la joie de retrouver ce personnage musical déjà obscurément regretté, de le mieux comprendre et de le mieux aimer. Le chant, comme la musique, opère la liaison du souvenir et de l’attente. De même, les mouvements musicaux, dans leur déroulement, représentent la dynamique vitale. Dans la cure analytique aussi, la répétition, inévitable et nécessaire, doit être ouverture et progression. Précisément la cure arrache à la compulsion qui enchaîne et redonne un sens à nos actes ; au temps perdu et pathologique de la fixation et de la régression, elle substitue le temps retrouvé de l’élan vital. Dans l’analyse comme dans le chant, Eros doit l’emporter sur Thanatos derrière les mots, chez le chanteur comme chez l’analysé, il doit y avoir la vie et le jeu ; sinon, l’égrenage est insignifiant, insipide, redondant, voire mortifère... »

Pour que la psychanalyse comme le chant, soient vivants, l’affect doit en former la trame. Une cure, loin de l’affect, devient un discours vide et creux ; de même, un chant privé d’émotion est un artifice technique, sec et sans âme... L’affect doit être repris dans le mouvement du langage et accéder, comme le souhaitait Freud, à la représentation de mot. Dans le chant, l’émotion est intégrée au phrasé et affinée par le contrôle de la pensée musicale.

« Le chant est un parcours de l’archaïque du cri vers le legato harmonieux du discours musical et ouvre ainsi à la structuration psychique, tout comme la psychanalyse s’y consacre en suivant le chemin progrédient de l’inconscient vers le conscient. Tous deux se situent à mi-chemin du corps et du code (code musical ou code langagier), dans l’entre-deux de l’oscillation. Mais le chant reste plus proche du narcissisme, là où la psychanalyse rejoint le socius. »

b) Des mises en place de défenses :

Une chanteuse nous a révélée aussi qu’elle souffrait d’un cancer, et subissait des traitements douloureux depuis plusieurs années. A la stupéfaction de tout le monde, elle nous a remercié de l’avoir tant aidée durant cette année, à pouvoir se sentir capable de respirer et se sentir enfin vivre. (Aucune de nous ne connaissait son état).

Elle a d’ailleurs pu exprimer un sentiment tout à fait particulier qui a retenu toute mon attention. En effet, à plusieurs reprises elle s’était excusée de ne pouvoir participer à l’atelier pour cause d’extinction de voix, (en quatre ans je n’ai jamais côtoyé autant de gens qui ont souffert d’extinction de voix que dans l’atelier chant.) Expliquant qu’elle s’était posée beaucoup de questions sur le fait que ces extinctions de voix, ne survenaient que la veille de l’atelier chant, elle en était arrivée à la conclusion que peut-être l’idée de se sentir vivre et respirer, l’effrayait quand par la suite, la réalité de sa maladie reprenait le dessus.

Cette introspection nous a lancé sur un débat animé, où les autres participantes qui avaient subi aussi une extinction de voix les amenant à ne pas pouvoir participer à l’atelier, prenaient tour à tour conscience de l’aspect psychologique d’un blocage lié à l’incapacité de chanter. Chacune d’elles, et il y en a eu quatre, dont deux à deux reprises, envisageait la possibilité que ce désagrément venait en fait parasiter leur plaisir à chanter à un moment où elles avaient le sentiment de progresser, ou bien lorsqu’elles ressentaient de la culpabilité à prendre du plaisir quand leur vie personnelle était perturbée par des événements graves.

« Si quelqu’un veut retrouver son plein potentiel d’expression de soi, il est important pour lui de regagner la totale utilisation de sa voix, dans tous ses registres... Il est donc nécessaire de travailler spécifiquement sur l’émission des sons pour éliminer les tensions qui existent autour de l’appareil vocal... Les tensions qui interfèrent avec la respiration, tout particulièrement celles de la région du diaphragme, vont se refléter par une déformation quelconque de la qualité de la voix. Par exemple, quand le diaphragme est pris de spasmes, en cas d’angoisse grave, la voix devient chevrotante. Les cordes vocales sont en général dépourvues de tensions chroniques, mais elles peuvent être affectées par une tension violente et s’enrouer. Les tensions du cou et de la musculature du gosier, qui sont assez fréquentes, affectent la résonance de la voix, ce qui produit soit une voix caverneuse, soit une voix de tête. La voix naturelle est une combinaison de ces différents tons, qui peut varier et qui dépend de l’émotion mise en jeu. Une telle combinaison représente une voix équilibrée. »

De ce constat, les participantes ont pu faire émerger d’autres manifestations parasitaires, un peu moins éloquentes, mais qui venaient conforter l’aspect thérapeutique qu’elles avaient attribué à cet atelier.
Je tenterais de développer plus précisément ce constat au travers de Sarah, qui participe à l’atelier depuis l’origine de sa création, et s’est totalement investie dans une démarche de soin au travers de cet atelier.

VI. Une voix de refuge

Sarah est une adolescente de quinze ans qui avait douze ans quand elle a débuté sa participation à l’atelier.

Elle se présente comme une adolescente joyeuse, dynamique, souriante.

Dès le premier atelier, elle vient me dire en aparté, qu’elle souffre d’asthme et que cela pourra rendre difficile son implication dans l’atelier, bien qu’elle me dise en suivant que ces crises ne surviennent que dans un contexte d’efforts physiques. J’entends dès lors qu’elle me demande de la prendre en compte comme une personne en difficulté (même si cela ne revêt qu’un aspect médical dans un premier temps.)

Au fil des ateliers Sarah adopte une attitude toujours en marge du groupe :

Elle chante plus fort que le groupe, y met beaucoup plus de ténacité, a souvent une attitude suffisante vis à vis du groupe, comme si elle voulait leur donner des leçons, ce qui la conduit à s’attirer l’agressivité des autres adolescentes, qui voient dans ce comportement une tentative d’attirer mon attention, et de se faire valoir au sein du groupe. Elle se retrouve souvent à l’écart du groupe de façon très peu perceptible, mais suffisamment pour qu’elle se rende compte du malaise qui s’instaure.

Elle m’apporte des disques à écouter, des gâteaux et cherche sans cesse à découvrir ce qui pourrait me faire plaisir.

Elle a toujours des problèmes d’horaires : soit elle est en avance et quitte l’atelier avant les autres, soit elle arrive en retard et part en retard. S’arrangeant systématiquement pour pouvoir disposer d’un temps où elle sera seule avec moi, ce qui dérange les autres participantes dont certaines vont adopter le même fonctionnement, comme pour ne jamais la laisser seule avec moi.

Je n’arriverais à rencontrer ses parents que lors de la troisième année. En effet ses parents, ne venaient jamais jusqu’à la porte d’entrée, ils déposaient Sarah vingt mètres plus loin, et faisaient des gestes embrouillés pour me faire comprendre qu’ils étaient trop pressés, pour pouvoir faire plus. Même lors des représentations de fin d’année, soit ils n’étaient pas présents, soit ils étaient situés dans des recoins inaccessibles durant la représentation, rendant tout échange impossible. Ce sentiment que j’avais qu’ils ne souhaitaient pas me rencontrer s’est confirmé, quand ils ont autorisé exceptionnellement Sarah à venir en Scooter. Je précise « exceptionnellement » car l’atelier finissait quand la nuit tombait, et pour toute autre activité Sarah n’avait pas l’autorisation de se servir de son Scooter quand il faisait nuit. De ce fait ils n’avaient plus à tenter de m’éviter (ce que je pensais alors et qui s’est confirmé par la suite), puisqu’ils ne venaient plus l’accompagner.

2) L’appréhension des difficultés de Sarah :

a) Quand Sarah parle d’elle :

Durant ce temps où Sarah m’impose sa présence, parfois une demi-heure, soit par le fait qu’elle arrive en avance, soit par le fait qu’elle parte en retard, Sarah me parle d’elle.

Elle me parle de ses problèmes à l’école : en échec scolaire, le conseil de classe envisage une orientation en classe aménagée. Elle n’arrive pas à étudier :

« Quand je rentre de l’école je vais dans ma chambre pour étudier, je commence à travailler et je tombe sur un livre qui me plaît, et j’oublie le temps…quand je me rends compte que je n’ai pas travaillé je m’en veux beaucoup, mais je ne suis pas faite pour les études, je ne retiens que ce que j’aime : les chansons par exemple. Ma mère dit que je n’ai aucune volonté… Je voudrais être infirmière, et je sais qu’il faut faire des études alors… »

A l’école elle est exclue par les autres élèves :

« On s’est toujours moqué de mon poids, je n’ai jamais eu d’ami… souvent les copains disent que je suis folle, mais c’est à cause de mon nom (son nom pourrait avoir le sens de « folle » en langage familier) … ma mère m’a envoyée chez un psy durant six mois (Sarah avait 10 ans), c’était bien et ça m’a aidée… »

Sarah souffre d’un léger excès de poids :

« J’ai des problèmes de poids, ma mère me fait faire des régimes avec elle…elle mincit mais pas moi… elle m’emmène avec elle faire de la musculation… je fais beaucoup d’activités (en effet, elle pratique de la musculation, de la natation, de la danse, du théâtre et du chant) … » 

Sarah souffre d’asthme :

« Ma sœur n’a pas d’asthme, je suis différente de ma sœur qui ne dit rien, elle garde tout pour elle et moi aussi… (Je ne relèverai pas cette contradiction dans le discours de Sarah, bien qu’elle ne m’ait pas échappée. Mais la laisser s’exprimer, sans intervenir me semblait dans un premier temps, la seule façon de pouvoir cerner au mieux ses difficultés). Je fais de l’asthme quand il y a de la poussière, quand je fais un effort plus dur que d’habitude, ou quand j’ai un problème affectif… »

b) Lors des ateliers :

Dès la première année, la difficulté prédominante de Sarah s’est révélée être le rythme.

Sarah chante toujours sur la bonne tonalité si elle se concentre là-dessus, mais jamais sur le bon rythme même si elle ne se concentre que sur cela. Elle donne beaucoup d’émotion dans son interprétation, elle chante fort et arrive à produire des effets de voix très harmonieux.

Sa difficulté à chanter en rythme m’a semblée très surprenante dans un premier temps. Elle semble arriver à suivre une cadence, mais elle ne repère jamais les moments où elle doit entamer la mélodie, et cela même si elle maîtrise totalement l’œuvre musicale. Ce constat la met très en colère car comme elle le dit « je n’arrive jamais à t’épater », mais elle m’annonce sans arrêt qu’elle a épaté son entourage, à l’occasion d’une démonstration de chant.

Alors, je pense qu’elle va tenter de m’impressionner en choisissant de chanter des œuvres difficiles à interpréter. Si je n’oriente pas son choix, elle se dirigera systématiquement vers une œuvre où le rythme n’est pas prononcé et donc difficilement repérable, avec toujours un timbre qui demande une voix aiguë alors qu’elle a des difficultés à garder une voix placée dans les aiguës. De ce fait Sarah n’est jamais contente de son travail, et subit l’échec comme une fatalité.

3) La mise en place d’un travail spécifique à ces difficultés :

Lors de la première année, j’ai perçu en moi une grande attirance envers Sarah, avec un comportement qui visait à tenter de la protéger des agressions des autres adolescentes. J’ai même envisagé de scinder le groupe à l’arrivée de deux autres adolescentes. Ces deux jeunes filles étant issues de la même école que Sarah, et ayant perçu chez elle une certaine animosité dans l’accueil de ces dernières arrivées, je craignais que Sarah ne réagisse par la fuite.

J’étais à cette époque en travail analytique, et cela m’a permis de mettre en place une supervision sur mon travail avec elle. J’ai rapidement compris que Sarah me renvoyait l’image de l’adolescente que j’avais pu être, ce qui me permit de prendre du recul par rapport à la situation et d’accepter de voir Sarah en difficulté, tout en l’aidant à gérer cette nouvelle situation.

a) Une première orientation de travail sur le rythme :

Comme je l’ai indiqué précédemment, Sarah avait une difficulté liée au rythme.

Je me suis, dans un premier temps, interrogée sur l’origine possible de cette difficulté. Deux autres adolescentes du groupe avaient la même difficulté, ce qui me permit de mettre en place un travail spécifique sur ce point en instaurant des jeux rythmiques, des repérages de cadences, des utilisations d’instruments à percussion, et des implications corporelles du rythme.

L’objectif étant de modifier la rigidité de fonctionnement mental à partir d’une mobilisation corporelle rythmique, je partais du postulat que le rythme constitue l’amorce corporelle du fonctionnement de la pensée logique.

Ces intermèdes répétés et de courtes durées, associés à de la gestuelle, lors des ateliers ont rapidement permis aux deux adolescentes d’intégrer et de repérer la notion de rythme. Et bien qu’il arrive encore qu’elles aient des difficultés sur des musiques lentes dont les cadences ne soient pas très prononcées, elles ont totalement assimilé le repérage de cette notion. En revanche, Sarah est restée bloquée sur cette difficulté.

J’ai donc cherché à comprendre l’impact possible de cette carence, en émettant l’hypothèse que l’asthme de Sarah pouvait être une des raisons à cette défaillance.          Je me suis donc adressée à divers corps de médecine pour pouvoir étudier ce fonctionnement. C’est auprès d’un Kinésithérapeute-Ostéopathe que j’ai trouvé l’explication la plus intéressante à élaborer.

b) A la recherche d’un souffle :

En effet, l’asthme est une maladie qui conduit les gens qui en souffrent à en redouter les crises en permanence. L’idée de manquer de souffle, produit systématiquement la recherche de ce dernier.

Or, pour ce qui est du souffle et de la respiration, leur contrôle et leur économie sont les conditions mêmes du chant. Dans la respiration costo-abdominale, seule préconisée par les phoniatres et pédagogues avertis, le geste inspiratoire unit sans rupture de rythme un abaissement diaphragmatique avec une détente abdominale et un mouvement d’écartement costal qui produit une dilatation de toute la cage thoracique, en particulier au niveau des côtes inférieures.

Ce type d’inspiration permet aux poumons de se remplir de la façon la plus efficace possible ; il facilite le fonctionnement du diaphragme et se révèle extrêmement intéressant du point de vue phonatoire puisqu’il rend possible la remontée progressive de ce dernier et donc le contrôle de l’arrivée d’air vers les cordes vocales, tout en laissant la musculature du cou et des épaules libres de toute tension. Ce contrôle s’effectue comme suit : les abdominaux tempèrent leur poussée expiratrice en continuant d’opposer une certaine résistance à l’élévation du diaphragme ; cela donne puissance et précision au mouvement global. L’avantage fonctionnel de ce mode respiratoire n’est pas des moindres : il permet au larynx de jouer son rôle de vibrateur avec le maximum de souplesse et de liberté ; il assure une arrivée d’air à la fois adaptable, puissante et précise, ce qui réunit les conditions d’un fonctionnement vocal optimum.

Du point de vue psychologique, la préférence pour le mode respiratoire costo-abdominal tient au fait qu’il établit et garde vivante, opérante, une sorte de communication entre le haut et le bas du corps, qui très souvent, comme on peut l’observer chez de nombreuses personnes, coexistent sans véritable continuité. On a l’impression qu’une barrière infranchissable les sépare au niveau de la taille, en une partie inférieure (la partie digestive, sexuelle, animale), et une partie supérieure (la partie cérébrale, spirituelle, sociale).

Ainsi le chant repose sur le contrôle du souffle et sa rythmicité mélodique. Mais au départ, ne l’oublions pas, le modèle de la respiration est celle du bébé en période de repos : costo-abdominale, elle est douce, continue et libre ; elle va du bas vers le haut, sans palier ni blocage. Sur ce point, nous nous trouvons en accord complet avec ce que soutient aussi Dominique Hoppenot :

« Tout comme les battements du cœur, le cycle respiratoire est une manifestation inconsciente de la vie... Malheureusement, il semble que nous ayons perdu sans le savoir la spontanéité d’une respiration absolument normale qui devait être celle de nos lointains ancêtres et que nous observons couramment chez les bébés, les animaux et durant notre sommeil... Précisons d’emblée que décontraction et respiration sont absolument indissociables. »

Ce mouvement doit aller, comme chez le bébé, du ventre vers la tête. Les pédagogues du chant sont unanimes : pour décrire cette colonne d’air qui épouse l’ensemble du corps et remonte jusqu’au larynx, siège de l’émission de la voix. La respiration ne se limite pas au volume des poumons. Elle met en jeu le buste tout entier, des organes sexuels jusqu’au nez, dans une synergie musculaire complexe qui apparaît comme un souffle qui monte et descend, sans délimitation de frontière entre le bas et le haut.

Ce constat est de ce fait en totale opposition avec le fonctionnement des individus souffrant d’asthme, qui vont se concentrer en permanence sur le blocage de leur respiration. J’ai d’ailleurs pu constater que Sarah prenait toujours de façon incontrôlable une grande respiration (comme un hoquet) avant d’entamer un chant, ne laissant entrer que très peu d’air dans ses poumons, pour l’expulser trop rapidement dans un effort vocal trop intense, qui la conduisait immanquablement à ne plus avoir suffisamment d’air en fin de phrase mélodique. Sa difficulté n’était pas liée à une difficulté de repérage du rythme musical, mais plutôt à une difficulté de repérage du rythme respiratoire. Elle polarisait sa concentration sur sa respiration. Ainsi son inspiration débutait au moment où elle aurait dû être achevée pour lui permettre de chanter, et son expiration s’achevait trop rapidement pour lui permettre de se reprendre dans l’inspiration.

Je n’ai trouvé qu’une seule parade à ce problème, ce qui m’a amenée à orienter ma réflexion dans une autre direction.

Sarah arrivait à respecter le rythme de la mélodie quand je posais ma main sur son épaule. Elle semblait se calquer sur ma respiration et arriver à apaiser la sienne. Mais dès que nous n’étions plus en contact physique, elle reprenait une respiration saccadée, sans arriver à la maîtriser. Plus surprenant encore, elle n’arrivait pas à prendre conscience de cette respiration saccadée, alors qu’elle en ressentait les effets que je lui décrivais.

L’acharnement qu’elle mettait dans la tentative de résolution de ce problème, me conduisit à devoir trouver un autre axe de travail et de ce fait, à chercher plus en profondeur des explications.

c) Des affects : une bouteille à la mer :

C’est Sarah qui m’a apporté la solution :

« Je fais des crises d’asthme quand j’ai des problèmes affectifs… »

La psychopathologie de l’asthme est un éternel débat dans lequel je ne rentrerai pas, je m’attacherai à rechercher la psychopathologie du rythme, en m’inspirant de ce que Sarah m’apporte : ses difficultés à vivre ses affects.

La mélodie de la voix est la toute première forme de l’expression du lien affectif, le trait sonore primitif qui continue d’unir le bébé à sa mère.

Nous savons maintenant, depuis les dernières découvertes sur les perceptions, que l’enfant entend dès sa vie fœtale. L’essentiel des structures des organes des sens s’établit entre la fin du deuxième et le début du septième mois (étant entendu que nous parlons là de l’âge conceptuel), dans l’ordre suivant : système cutané, olfactif, gustatif, vestibulaire (équilibration), auditif et visuel. Walker enregistre les bruits dans l’utérus en introduisant de très petits microphones près de la tête du bébé. Les enregistrements recueillis montrent qu’il y a en permanence un bruit très fort. C’est un bruit régulier, très rapide, provenant des battements cardiaques de la mère, perçus donc bien avant la naissance, ce qui n’est pas sans conséquences ultérieures. Salk note qu’après la naissance les mères portent le bébé sur le côté gauche (qu’elles soient elles-mêmes gauchères ou droitières). Le bébé entend mieux ainsi les battements de la mère, ce qui induit un effet sécurisant, de même on peut constater l’effet calmant du bercement sur le petit enfant. Cette fonction calmante ne sera effective que si le bercement se fait dans un rythme lent et régulier.

La notion de rythme peut-elle être rattachée alors à la relation mère-enfant ?

Au vu de ce que Sarah arrive à exprimer de sa difficulté relationnelle avec sa mère, je décidai de me diriger sur cette piste, suite à une séance (lors de la troisième année) où Sarah se mettra à pleurer en chantant « Tous les cris des S.O.S » de Daniel Balavoine.

Les paroles de cette chanson et l’affect que Sarah n’a pu dissimuler, m’ont permis d’entreprendre avec elle un travail plus compatible avec ses attentes.

« Comme un fou va jeter à la mer des bouteilles vides et puis espère qu’on pourra lire à travers…sans comprendre la détresse des mots que j’envoie…difficile d’appeler au secours… ».

Sarah n’a pas pu achever de chanter cette chanson lors de cette séance. Je terminai la séance en la chantant avec elle.

Ce jour-là, comme à son habitude, sa mère est arrivée avec une demi-heure de retard, permettant à Sarah de m’expliquer ce qui l’avait mise dans cet état d’émotions.

« Je n’arrive à rien, je n’arrive même pas à chanter ! »
 
A ce stade de la relation que j’avais avec elle, je décidais de lui faire part d’une interprétation possible et j’attirais son attention sur les mots que cette chanson pouvait évoquer pour elle, et les larmes ressurgirent.

« Rien ne va, à l’école je suis nulle, ma mère me dit que je ne fais pas d’effort, mais en fait elle s’en fout, ce qu’elle veut, c’est juste que je ramène des bonnes notes pour lui faire plaisir. Elle veut que je maigrisse, pour lui faire plaisir, mais elle s’en fout de moi, tu vois, elle est même pas capable de venir me chercher à l’heure, elle s’en fout que j’attende, et que je te dérange. »

Quand je lui demande si elle peut m’expliquer pourquoi sa mère est en retard, elle m’explique qu’elle a beaucoup de choses à faire avec sa grande sœur.

Puis elle sourit et m’explique que sa mère fait aussi beaucoup de choses avec elle :

« Elle m’emmène à la danse, au théâtre, au chant, à la musculation, mais je sais pas pourquoi, c’est pas ça que je veux, je n’arrive pas à expliquer ce que je veux. »

Je lui soumets une idée relative aux paroles de la chanson (« …et puis espère qu’on pourra lire à travers… »), ce qui la fait pleurer à nouveau.

« Oui, je voudrais qu’elle comprenne que ça va pas en ce moment, mais elle ne voit rien, et c’est à toi que j’en parle alors que tu ne peux rien faire. Avant j’allais voir une psy et ça m’aidait. Le chant ça m’aide aussi, mais j’arrive pas à chanter comme je veux, je suis nulle, je travaille pourtant, mais le rythme j’y arrive pas, je suis toujours en retard ! »

Je lui propose l’idée que sa mère aussi est toujours en retard, ce qui la fait beaucoup rire. Et c’est à ce moment que sa mère arriva, comme à son habitude elle ne descendit pas de son véhicule, et c’est moi qui allai vers elle, afin de lui expliquer les larmes de sa fille. Je ne lui dis rien de notre conversation, si ce n’est que Sarah a été émue par une chanson.

d) Une voix libérée :

Instrument fondamentalement musical, la voix a libéré le son en l’arrachant aux choses ; l’homme engendre la musique par sa voix. L’homme primitif, comme le bébé, a trouvé pour s’adresser à son entourage, bien avant de lui « parler », l’expression vocale, la musique de la voix. Celle-ci devient le premier instrument de l’art, en tant qu’émanation de la sensibilité humaine. « Au commencement était le chant », dit Michel Serres. La musique découle de la voix ; elle s’appuie sur le premier organe des sens, par lequel le monde nous est donné : l’oreille.

Dans le baby-talk, la mère infléchit musicalement son langage et le bébé entend, avant toute chose, cette musique maternelle, à laquelle il répond par ses vocalises et son babil. La voix de la mère, c’est de la musique ; la musique, c’est la voix de la mère. Dès l’origine, le son musical se trouve pris dans un réseau symbolique. La voix maternelle constitue une médiation entre, d’une part, le monde du corps et de l’affect et d’autre part, celui de la pensée et de la représentation. Grâce à elle, l’enfant peut échapper progressivement à l’impact traumatique de la séduction originelle, véritable effraction dans les premiers temps de la vie. Elle devient peu à peu un signifiant moins énigmatique pour l’enfant, dans ce jeu en feedback qu’elle entretient avec lui. Les inflexions de la voix, bien avant les signifiants verbaux, constituent la langue maternelle originaire. Elles instaurent un sens émotionnel avant le sens langagier.

La séance suivante Sarah est arrivée pour la première fois en Scooter, en m’expliquant qu’elle ne pourrait pas venir aux deux prochaines séances car sa maman avait prévu des rendez-vous chez le dentiste…

Devais-je comprendre que sa mère avait le sentiment que son émotion de la dernière fois représentait une menace pour leur relation fusionnelle suffisamment grande pour tenter d’y intervenir ?

Mais Sarah fut présente à la séance suivante et à toutes celles qui suivirent.

Elle commença à me demander de l’enregistrer sur des cassettes qu’elle faisait écouter à sa mère, elle n’arrivait plus en retard, même si elle continuait à se garder quelques minutes après l’atelier pour discuter avec moi. Quand elle ne pouvait pas utiliser son Scooter, sa mère venait la chercher avec cinq minutes de retard (comme pour lui donner le temps de discuter avec moi si elle le désirait), et venait la chercher jusqu’à la porte en me demandant si cela s’était bien passé.

Sarah commença à faire beaucoup de progrès sur la notion de rythme, amenant des idées d’exercices à faire (vocalises associées à de la gestuelle, danses rythmées…) pour pallier cette difficulté.

Quatre mois plus tard, Sarah profitait d’un de ses moments de « battement » (c’était sa façon d’appeler les minutes supplémentaires qu’elle obtenait, à discuter avec moi, en ne respectant pas les horaires !), pour me dire qu’elle n’avait pas fait de crise d’asthme depuis quatre mois (elle avait en moyenne une crise d’asthme par mois, principalement lors de ses cours d’éducation physique).

« Tu penses que c’est parce que j’arrive à repérer le rythme maintenant ? »

Je pensais alors que ses moments de « battement », aurait pu être associés à des battements de cœurs, premier son, et surtout premier rythme que le fœtus entend de sa mère…

Toucher à la voix, c’est toucher à l’un des modes fondamentaux d’expression de l’être. Aussi « les dysphonies » fonctionnelles ont-elles toujours à voir avec des problèmes psychologiques, de quelque importance qu’ils soient. De ce fait, il ne faut envisager de thérapies spécifiquement « vocales » que dans la mesure où elles tiennent compte de l’ensemble de la personnalité, dans lequel est impliquée la voix.

« Il reste que la consultation auprès d’un phoniatre permet souvent à un sujet, dans un premier temps, de focaliser sa demande autour d’une rééducation, et dans un deuxième temps, soit d’avoir réglé le dit problème vocal par une thérapie de type comportemental comme peuvent la pratiquer des phoniatres un peu exercés à l’écoute psychologique, soit de s’ouvrir à un autre type de prise en charge beaucoup plus global, avec les risques de refus et de résistance qui immanquablement surviennent. »

e) Un travail achevé :
 
Lors du spectacle de fin d’année, Sarah demanda à interpréter une chanson en solitaire. Elle choisit la chanson « Je t’aime » de Lara Fabian. Chanson particulièrement lente et dont le rythme n’est pas soutenu par des percussions ce qui rend son interprétation particulièrement difficile.

Les parents de Sarah étaient absents lors de cette manifestation, mais ils s’en sont excusés et ont demandé à pouvoir avoir un enregistrement vidéo.

Les paroles de cette chanson n’ont de signification que dans la mesure où Sarah, après l’avoir chantée (et très bien chantée), est venue me dire :

« Cette chanson, c’est pour toi que je l’ai chantée. »

Je citerai les paroles de cette chanson qui m’apparaissent significatives :

« D’accord, il existait d’autres façon de se quitter… d’accord la petite fille en moi souvent te réclamait, presque comme une mère tu me bordais, me protégeais… A bout de mots, de rêves je vais crier : Je t’aime… comme un fou… comme un homme que je ne suis pas. D’accord, je t’ai confié tous mes sourires, tous mes secrets… Je t’aime… comme un fou… comme un homme que je ne suis pas. »

Lors de notre avant dernier atelier, qui faisait suite à ce spectacle, Sarah est venue en avance d’un quart d’heure (les autres adolescentes sont arrivées avec dix minutes de retard…). Elle m’annonça son départ :

« Je pars l’année prochaine, mon conseil de classe me laisse passer dans la classe supérieure que j’ai demandée, et je vais dans une école où je suis obligée d’être en internat. Je suis contente c’est ce que je voulais. J’ai grandi tu ne trouves pas, je pense que cela va me faire du bien de partir, loin de ma mère, de ma sœur, je commence une nouvelle vie ! … ça va me manquer le chant, enfin surtout toi. J’ai parlé à une copine des cours que je faisais avec toi, et je crois qu’elle va venir l’année prochaine. Elle aussi elle a des problèmes avec le rythme, elle n’arrive pas à danser, elle est toujours à côté de la plaque… Elle a plein de problèmes avec sa mère, elles se disputent sans arrêt… »

Je demandais à Sarah si, elle, avec sa mère cela se passait mieux :

« Oui, maintenant on essaye de se parler, elle ne comprend pas toujours ce que je veux lui dire, mais on prend le temps de discuter, et ça c’est chouette. Ma mère au début elle ne t’aimait pas, je pense qu’elle était jalouse. C’est bête ! »

Je demandais à Sarah : pourquoi elle pensait que sa mère était jalouse :

« Ben, peut-être parce que je parlais avec toi, et parce que je lui parlais de toi, et de tout ce qu’on faisait sur le rythme, sur ma voix, et quand on se disputait elle me disait que je n’irai plus au chant. »

Je lui demandais ce que sa maman disait maintenant sur cet atelier :

« Je crois qu’elle a compris que ça m’aidait, un jour elle m’a dit qu’elle viendrait te parler, mais elle ne l’a jamais fait. Mais moi je préfère qu’elle ne vienne pas te parler. Je ne suis pas un bébé quand même !»

VII. Conclusion

Nous avons pu constater qu’il ne s'agit pas de substituer la musicothérapie à une psychothérapie verbale, mais plutôt de présenter au sujet un matériel non verbal, d'offrir à son écoute des extraits dans lesquels il peut se projeter, exprimer un contenu symbolique latent, extérioriser une angoisse…

Au travers de l’atelier de chant, le support de la communication est l'instrument vocal ; il s'agit, là, de permettre à l’individu de se retrouver lui-même par le biais de la créativité. La voix est un instrument de musique. Et le fait de chanter c’est à la fois : soustraire de soi, redonner à soi et donner au désir auditif de l’autre. Si l'on va à l'essentiel, on peut dire avec Ducourneau , que la musicothérapie vise l'ouverture de voies de communication. Pour ce faire, elle prend appui sur le corps et la voix, la sensibilité, la créativité et l'intuition. Elle met en jeu le sens musical inné des personnes pour les aider à s'aider. En musicothérapie active, la musique est cocréée par le thérapeute et les participants ; ce qui en résulte agit comme un pont, un lieu de rencontre et de contact entre les personnes, d'où l'expression "ouverture de voies de communication ». Tout progrès significatif dans le cheminement thérapeutique repose essentiellement sur la conscience de soi.

Toute tentative pour produire un son est ainsi recevable en musicothérapie : dans l’oreille du « musicothérapeute », les critères purement esthétiques cèdent le pas aux critères thérapeutiques. Les sons vocaux, corporels et instrumentaux manifestent une façon d'être au monde. Utilisé dans cette optique, le monde sonore devient un outil infiniment souple et malléable qui s'adapte aux divers états de santé physique, psychique et cognitive des personnes. De fait, toute personne qui manifeste une réceptivité au phénomène sonore est susceptible de bénéficier d'une intervention en musicothérapie. On l'emploie même avec les malentendants ! C'est dire qu'en musicothérapie, l'impact du son sur la personne est utilisé sciemment en prenant en compte les divers attributs du son : sa dimension acoustique (en tant que phénomène vibratoire); la structuration cognitive qu'il permet (place du rythme et de la pulsation dans l'organisation psychique); sa fonction de catalyseur de l'affectivité (la musique comme langage des émotions); ou encore à cause de l'impact de la musique sur le contrôle de la douleur.

Que ce soit au travers de ma carrière d’animatrice, d’éducatrice spécialisée, ou d’animatrice d’ateliers de chant, l’aspect thérapeutique de la musique et plus particulièrement du chant m’apparaît comme une évidence. Il s’agit d’une thérapeutique globale : faisant appel à la sensibilité et à la créativité de l’individu, quels que soient son niveau de fonctionnement cognitif, moteur ou émotionnel et ses besoins spécifiques. Il s’agit d’une thérapeutique qui prend appui sur le non verbal : offrant des modalités d’expression différentes et permettant d’atteindre les individus que la parole rejoint difficilement. Et il s’agit d’une thérapeutique : qui s’adapte à tout individu en respectant son âge, ses appartenances et son bagage culturels ainsi que ses préférences musicales. 

Au travers du cas de Sarah, nous avons pu explorer l’idée que la résolution d’une partie de ses difficultés trouvait une issue dans le travail musical. En effet, la musique facilite le rétablissement des rythmes fondamentaux de l’organisme et de leur synchronie. Elle est agent d’homéostasie. Le chant, est favorable pour créer une réaction de détente ou procurer du plaisir ; inciter naturellement le corps à bouger ; éveiller des réactions émotionnelles ; renforcer le rappel des rythmes temporels (saisons), culturels et cultuels (les fêtes religieuses) marqués en utilisant des objets médiateurs (fleurs, feuilles, nappes blanches, décor, etc.) qui permettent de se situer.

Toute fois, je ne peux pas considérer que cette expérience d’atelier de chant puisse être totalement satisfaisante, dans la mesure où l’aspect thérapeutique de cette activité, même s’il est perçu et nommé par les participantes, n’est pas établi de façon officielle. J’aurai souhaité pouvoir proposer à Sarah et à d’autres participantes un réel travail thérapeutique, repéré comme tel, mais le cadre de cette activité ne m’en a pas donné la possibilité. Il semble important de travailler, longuement et attentivement, sur le contre-transfert, (en effet, j’ai pu me sentir, à des moments, en difficulté face à des débordements transférentiels de certaines participantes).Par ailleurs il paraît indispensable lors de la mise en place d’un atelier de chant, de prédéfinir clairement sa fonction et de différencier les objectifs comme étant à visée thérapeutique, afin de pouvoir élaborer réellement la fonction d’art thérapeute.

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